Une vague de refus d’accès aux ports face à la pandémie de Covid-19
Le 11 mars 2020, l’OMS a déclaré l’existence d’une pandémie de Covid-19 soulignant la propagation du virus au niveau mondial. Son directeur a conclu son allocution en rappelant que « [n]ous sommes tous sur le même bateau, et devons faire ce qu’il convient de faire calmement afin de protéger les citoyens du monde ». Une image maritime pourtant mal choisie.
La pandémie de Covid-19 apporte chaque jour son lot de navires infectés privés d’accès aux ports. La période actuelle rappelle des épidémies plus anciennes dont la propagation a été favorisée par le transport maritime de personnes et de marchandises. En 1720, les autorités italiennes refusèrent l’accès au port de Livourne au Grand-Saint-Antoine en raison de plusieurs cas de fièvre à bord. Ce navire accosta finalement à Marseille et y amena la peste. Plus récemment, des mesures restreignant l’accès aux ports ont été prises lors de l’épidémie causée par le virus Ebola en Afrique de l’Ouest. La Côte d’Ivoire avait par exemple instauré des contrôles sanitaires préalables pour les navires en provenance du Nigéria et du Sénégal. Ces épisodes expliquent en grande partie le comportement actuel des États et leurs réticences à accueillir des navires dans leurs ports.
Les États, craignant de voir débarquer sur leur territoire plusieurs centaines de passagers atteints par le virus, adoptent des mesures restreignant l’accès à leurs ports, en particulier à l’égard des navires de croisière. Le 25 février, le MSC Meraviglia s’est ainsi vu refuser successivement l’accès à un port jamaïquain et à un port caïmanais car un cas de Covid-19 était suspecté à bord. Le Westerdam s’est lui aussi vu refuser l’accès aux ports japonais. Après 10 jours d’errance en mer favorisant la propagation du virus parmi les passagers, il a finalement accédé au port cambodgien de Sihanoukville le 13 février. Le Silver Explorer, l’Azamara et le Celebrity Eclispe se sont vu opposés les mêmes refus par le Chili et le Pérou en mars.
Survol des restrictions d’accès au port
Ces exemples illustrent une généralisation du phénomène. Les mesures étatiques sont néanmoins variables. L’Australie et l’Italie refusent par exemple l’accès aux ports aux seuls navires de croisière étrangers. La France oppose un refus de pénétrer dans ses ports à ces mêmes navires, sauf dérogation. Des mesures moins strictes sont prévues par la Norvège qui assortit, au cas par cas, l’accès aux ports à une mise en quarantaine éventuelle. Le Japon prévoit des mesures similaires pour les navires ayant transité par des zones infectées.
La carte ci-dessus (datant ici du 1er avril 2020 et mise à jour régulièrement sur le site dédié) donne un panorama plus complet des mesures à l’échelle internationale. Pour les ports européens, voir aussi le recensement des mesures effectué par l’Agence européenne pour la sécurité maritime.
Parce qu’ils ont la pleine souveraineté sur leurs ports, les Etats peuvent en réglementer l’accès (cf. Article 25 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer). S’il n’y a pas d’obligation générale pour les Etats d’ouvrir leurs ports aux navires étrangers, les Etats parties à la Convention de 1923 sur le régime international des ports maritimes se sont engagés à traiter pareillement les navires de tous les Etats, y inclus les leurs (art. 2). Les articles 16 et 17 permettent aux Etats de déroger au principe de l’égalité de traitement, notamment en cas de risques pour la santé publique. Dans le contexte sanitaire actuel, bon nombre d’États ont mis en place des mesures d’urgence à ce titre, mais ils doivent veiller à ce que les mesures adoptées ne soient pas disproportionnées par rapport aux risques réels. L’urgence, certes établie, n’est pas un blanc-seing pour s’affranchir du droit.
À cet égard, l’OMI et l’OMS, par une déclaration commune adoptée le 13 février ont insisté sur l’équilibre à trouver entre continuité des activités maritimes et protection de la santé publique des Etats côtiers. Parallèlement, la Chambre internationale de la marine marchande a demandé aux États du port d’accepter tous les navires afin d’y débarquer à la fois les marchandises et les passagers et de faciliter ainsi leur prise en charge.
Libertés du transport maritime et protection de la santé publique – quel équilibre ?
L’État du port doit sous-peser les différents intérêts en présence. Dans le cas du Covid-19, les intérêts étatiques ont trait à la préservation de la santé publique. L’État doit veiller à ce que la pandémie ne se propage pas sur son territoire, tout en s’efforçant de respecter ses obligations envers les passagers et les membres de l’équipage.
Cependant, des règles internationales viennent guider l’appréciation par les Etats des intérêts en présence. Le Règlement sanitaire international de l’OMS (ci-après RSI) est un instrument contraignant pour les Etats membres de l’OMS. Son objet principal étant d’éviter la propagation des maladies et certaines de ses dispositions s’appliquent au transport maritime.
Le principe retenu par ce texte est celui de la libre pratique, qui s’entend de « l’autorisation d’entrer dans un port, d’y procéder à l’embarquement ou au débarquement, au déchargement ou au chargement de cargaisons ou de provisions » (art. 1er RSI). Dès lors, l’article 28.1 prévoit qu’« un navire ou un aéronef ne peut être empêché, pour des raisons de santé publique, de faire escale à un point d’entrée ». L’article 28.2 précise qu’un navire ne peut pas non plus se voir refuser l’embarquement et le débarquement de passagers. Le principe de la libre pratique est néanmoins nuancé, puisque par l’article 28.3 précise que l’Etat peut autoriser un navire à entrer dans le port s’il « estime que cette arrivée n’entraînera pas l’introduction ou la propagation d’une maladie », et lui laisse de ce fait une marge d’appréciation. De surcroît, cette disposition laisse la place à des exceptions plus précises, en cas de « risques particuliers pour la santé publique ou d’urgences de santé publique de portée internationale » (art. 43.1). Nul doute que le Covid-19 en fait partie. Et dans ce cas, l’Etat peut empêcher un navire de faire escale dans ses ports et refuser l’embarquement et le débarquement de passagers. Mais là encore, l’Etat ne jouit pas d’un pouvoir discrétionnaire d’appréciation. Au contraire, il est triplement conditionné. Premièrement, l’article 43.1 prévoit que lesdites mesures « ne doivent pas être plus restrictives pour le trafic international ni plus intrusives ou invasives pour les personnes que les autres mesures raisonnablement applicables ». Deuxièmement, l’Etat doit se fonder sur des études scientifiques ou les recommandations de l’OMS pour les justifier (art. 43.2). Troisièmement, il doit transmettre à l’OMS ces justifications (art. 43.3), ce qui permet à l’organisation de vérifier si les mesures n’entravent pas de manière disproportionnée le trafic international. Elle peut ainsi demander à l’Etat « de réexaminer l’opportunité d’appliquer ces mesures » (art. 43.4).
Les Etats ont mis en application leur pouvoir d’évaluation des circonstances en adoptant des mesures diversement restrictives, sans que l’on sache très bien pour quelles raisons il y a une telle disparité. Les mesures vont de l’interdiction indiscriminée d’accès aux ports à tous les navires de transport de passagers (ex : la République Dominicaine) à des interdictions plus circonstanciées, notamment si les navires ont traversé des zones infectées (ex : les Philippines). Une approche moins stricte et plus adéquate consiste à se fonder spécifiquement sur la situation sanitaire du navire. C’est le sens des mesures adoptées par les autorités portuaires des plus grands ports européens. L’autorité portuaire de Rotterdam a par exemple systématisé la communication préalable de déclaration maritime de santé ; la même approche a été retenue par la Belgique pour l’accès au port d’Anvers, en associant la déclaration à un contrôle à bord du navire par Saniport (l’Autorité sanitaire fédérale du trafic international). Enfin, certains États autorisent le débarquement en cas d’urgence médicale à bord d’un navire. C’est la position du Portugal dans les Açores.
La détresse, une dernière possibilité d’accéder aux ports ?
Pour surmonter ces obstacles, un certain nombre de journaux (voir par exemple ici et ici) ont affirmé l’existence d’un droit d’accès aux ports des navires transportant des passagers atteints par le Covid-19, sur le fondement d’une situation de détresse. Si l’argument peut être soutenu, il est loin de constituer un sésame portuaire.
À défaut d’une définition consensuelle et universelle de la détresse en mer, les Etats adoptent des approches différentes. Une première approche consiste à considérer la « détresse » de façon stricte, comme l’existence d’un péril certain et déjà matérialisé. Une seconde acception, plus souple, de la « phase de détresse » dans la convention SAR précise qu’il s’agit entre autres d’une situation dans laquelle un individu est menacé d’un « danger grave et imminent et qu’il a besoin d’un secours immédiat ». Le règlement de l’Union Européenne n° 656/2014 retient la seconde hypothèse puisque l’immédiateté du péril n’est pas nécessaire à la qualification d’une situation de détresse. Plus concrètement, il précise des critères pratiques que les capitaines des navires infectés pourraient utilisés en vue de la qualification de la détresse. Parmi ceux-ci, on décompte : « i) l’existence d’une demande d’assistance ; iii) le nombre de personnes se trouvant à bord par rapport au type et à l’état du navire […] ; vii) la présence à bord de personnes ayant un besoin urgent d’assistance médicale; viii) la présence à bord de personnes décédées ». L’entrée dans le port viserait alors à mettre un terme à cette situation de détresse. Puisqu’il incombe à celui qui invoque la détresse de la démontrer, il pourra se servir de ces éléments pratiques.
Quand bien même les navires infectés se trouveraient en situation de détresse, il ne peut être conclu de facto à un droit d’entrée dans les ports. Le capitaine a une justification supplémentaire pour demander l’accès à l’État du port, qui a l’obligation de l’étudier, en veillant à respecter « l’équilibre entre la nature et l’imminence du danger qui menace la sécurité du navire et les risques que présente, pour le port, l’entrée du navire », comme le rappelle l’OMI.
Dans les situations les plus extrêmes, les capitaines ont aussi un rôle à jouer. L’article 28.6 du Règlement sanitaire international et la règle 34.1 de la Convention SOLAS prévoient que le capitaine du navire, en toute conscience professionnelle, est habilité à prendre « toutes les mesures d’urgence qui peuvent être nécessaires pour protéger la santé et la sécurité des passagers » lors d’une situation de détresse. De plus, il est attendu de lui qu’il coopère en communiquant en toute transparence sur la situation sanitaire du navire (article 28.4 du RSI).
Une coopération renforcée dans un contexte de crise exceptionnelle ?
L’OMI encourage une coopération entre « les autorités des États du pavillon, les autorités des États du port et les régimes de contrôle par l’État du port, les compagnies et les capitaines » afin d’assurer au mieux la protection et les droits de chacun dans cette crise sanitaire. Dans le cas où l’État du port refuserait l’accès, il faut se tourner vers d’autres acteurs, notamment l’Etat du pavillon. Il peut être sollicité dans la fourniture de matériel médical et de soins médicaux rapides à bord du navire. Mais hélas, les États du pavillon, en particulier « de complaisance » font preuve d’une passivité coupable. À titre d’exemple, le Braemar, un navire de croisière battant pavillon des Bahamas, s’est vu refuser l’entrée dans les ports de cet État. C’est Cuba qui finalement lui a ouvert ses ports.
Certains États se sont montrés heureusement plus coopératifs en rapatriant leurs nationaux bloqués à bord de navires infectés. Cela a permis de soulager les États du port en ce qui concerne l’octroi de soins aux autres passagers infectés. Ainsi, les passagers du CostaMagica (Espagne et États-Unis) ou du Costa Luminosa (Italie par exemple) ont bénéficié de cette prise en charge. Dans le cadre de l’Union européenne, la coopération des Etats membres pour le rapatriement de leurs nationaux a été facilité par le Service européen pour l’action extérieure. Ce service a permis de mettre en œuvre le Mécanisme de protection civile de l’UE notamment en faveur des passagers européens du Diamond Princess.
Certains affréteurs ont également agi en vue de préserver la sécurité et la santé des personnes à bord de leurs navires. Ainsi, la compagnie Holland America Line est venue en aide au MS Zaandam, alors qu’il traversait le canal de Panama, afin de transborder les passagers non infectés vers le SS Rotterdam. Les autorités maritimes du Panama ont supervisé les opérations.
Cela étant, force est de constater que même ces Etats se montrent plus soucieux de rapatrier les touristes que de répondre aux appels au secours des gens de mer, qui servent sur les navires et qui souhaiteraient rentrer au pays, que ce soit pour des raisons médicales ou en raison du dépassement de leur temps d’embarquement. Cette situation est unanimement dénoncée par les syndicats de marins. Comme l’a souligné d’ailleurs le Président de la Fédération internationale des ouvriers du transport, le mercredi 17 mars : les « États du pavillon n’ont pas protégé la santé des gens de mer et des passagers pendant cette crise humanitaire ». La Convention du travail maritime (2006) prévoit pourtant que l’État du pavillon « s’assure que tous les gens de mer qui travaillent sur des navires battant son pavillon sont couverts par des mesures appropriées pour la protection de leur santé et ont accès à des soins médicaux rapides et adéquats pendant la durée de leur service à bord ».
En définitive, la pandémie du Covid-19 rappelle que les États ont la mainmise sur toutes les décisions d’accès au port. Si d’autres acteurs ont un rôle à jouer dans la résolution de cette crise, il n’en reste pas moins qu’ils ont très largement confirmé que leur office restait aussi limité dans les faits, que dans les textes. Leur implication reste soumise à leur bonne volonté. Il est indéniable que les ports peuvent constituer une entrée pour la prolifération du Covid-19. Néanmoins, refuser un navire – déjà submergé par le Covid-19 – ne permet pas d’endiguer une pandémie qui touche aussi les individus en mer.
Marie Boucher, étudiante en M2 – Droit international et européen à l’Université d’Angers
Justine Guillemot, étudiante en M2 – Droit international et européen à l’Université d’Angers
Ysam Soualhi, étudiant en M2 – Droit international et européen à l’Université d’Angers – Stagiaire auprès du Centre Jean Bodin dans le cadre du projet ZOMAD
Sous la direction d’Alina Miron, Professeure à l’Université d’Angers
Les commentaires sont fermés.